Jean-Paul, Charles, Aymard, Léon, Eugène SARTRE

21/06/1905 Paris XVIème – 15/04/1980 Paris XIVème

Professeur de philosophie (1931-1933, puis 1934-1936)


Jean-Paul Sartre en 1924

Jean-Paul SARTRE naît dans le XVIème arrondissement de Paris dans une famille bourgeoise et intellectuelle. Il perd son père, officier de marine, à l’âge de 15 mois, et va vivre avec sa mère chez ses grands-parents maternels, plus que choyé jusqu’à l’âge de 12 ans, et on attribue à cette éducation une certaine tendance au narcissisme. Il est instruit à la maison par son grand-père, Charles SCHWEITZER, ainsi que d’autres précepteurs et n’entre à l’école publique qu’à l’âge de 10 ans. Sa mère se remarie en 1917 avec un homme qu’il va haïr, et la famille va déménager pour La Rochelle où son beau-père dirige des chantiers navals. C’est la maladie qui touche « Poulou » à l’âge de 15 ans qui va convaincre sa mère de le renvoyer à Paris. Il poursuit sa scolarité aux lycées Montaigne puis Henri-IV, puis des classes préparatoires au lycée Louis-le-Grand, des années où il acquiert une réputation d’amuseur public. Il est admis en 1924 à l'École Normale Supérieure de Paris, rue d’Ulm, où il conserve sa réputation d’instigateur de plaisanteries et de chahuts, manque le concours d'agrégation en 1928 (à la surprise de ses condisciples qui s’interrogent sur une erreur du jury), l'année où est reçu premier Raymond ARON. Ce n'est que partie remise et il sera à son tour le premier classé en 1929, Simone de BEAUVOIR, qui sera sa compagne pour la vie, son « amour nécessaire » en opposition aux « amours contingentes » qu’ils connaîtront tous les deux, étant classée deuxième. Son service militaire effectué (18 mois en tant que soldat météorologue de 2ème classe, où il retrouve Raymond Aron), Sartre souhaite être nommé pour enseigner le français comme lecteur à Tokyo. C'est pourtant au Havre, au lycée de garçons, qu'il va obtenir son premier poste, en mars 1931, ce qu'il ressent comme une épreuve, lui qui a tant critiqué les petites vies rangées et raillé dans ses tout premiers écrits la vie ennuyeuse des professeurs de province. Il n’a pas encore vingt-six ans.

Arrivé au Havre par le train de Paris fin février 1931, Sartre va chercher à se loger. Peu argenté, il va occuper pendant un moment « une chambre borgne dans un hôtel borgne », le modeste « Hôtel Printania », 8 rue Charles-Laffitte. Il semble, d'après les courriers adressés à Simone de Beauvoir, alors à Marseille, qu'il apprécie beaucoup ce quartier où se construit la nouvelle gare ferroviaire. Il occupera par la suite, vers la fin de son séjour au Havre, d'autres logements, dont une chambre chez un particulier, dans une belle maison, 12 rue Guillaume-le-Conquérant.

L’Hôtel Printania. Collection personnelle

Au lycée, Sartre se voit confier la chaire de philosophie, traditionnellement attribuée dans cet établissement à un jeune normalien agrégé. Il y remplace un certain Pierre PICON, « professeur dépressif ». On l'imagine respectueux des conventions de l'enseignement et de l'Administration de l'établissement.

Le choc est donc sévère... Le professeur se présente devant ses élèves : « Sartre arrive. Nous l'accueillons debout. Il nous examine longuement et il parle : « Messieurs, je vous hais »... Surpris, interloqués – au bout d'un silence interminable, la suite vient : « car vous êtes tous de sales bourgeois ». Puis détendu, sans doute heureux de son prologue et de son effet, il ajoute : « Vous pouvez fumer » ». Jean GIUSTINIANI écrira : « On a vu arriver ce petit bonhomme, les mains dans les poches, sans chapeau – ce qui était rare –, fumant la pipe – ce qui était très insolite –, il s’est immédiatement mis à parler sans notes, en s’asseyant sur son bureau : nous n’avions jamais vu ça ». Ceci séduit certains, en surprend, voire en agace d'autres, collègues, élèves ou parents. Certains élèves, sans doute nombreux, seront enthousiasmés par l'enseignement dispensé par le jeune maître, selon eux chaleureux et respectueux. « Plein d'humour et la pipe au bec, le jeune professeur, âgé de 25 ans, sut se faire aimer de ses élèves ; ceux-ci pouvaient retirer veste, cravate et même chaussures ! Il ne signalait jamais les absences, disant que la punition viendrait seule lors des épreuves du bac... Il captivait son auditoire, parlant d'égal à égal. Il est vrai que la différence d'âge entre maître et élèves était minime. Les notes étaient pourtant sévères, rarement plus de 11 ». En outre, Sartre ne porte jamais de chapeau, et pas toujours de cravate...

Contrairement à la « légende » aujourd'hui racontée, la vérité n'est sans doute pas aussi tranchée. Si certains, comme Jean Giustiniani (« Ces deux années passées en sa compagnie – oui, j’ai eu cette chance de redoubler ! – ont été pour moi non seulement les plus agréables mais aussi les plus importantes et les plus décisives de ma vie. Un petit homme est venu remettre en question ce que j’avais appris au cours d’années studieuses. […] Les autres professeurs nous avaient parlé comme on parle à des morpions, Sartre nous parlait comme à des hommes, d’égal à égal, nous obligeant à une réflexion personnelle, à un esprit critique permanent, une remise en question constante des idées reçues, une honnêteté intellectuelle exemplaire. […] Jean-Paul Sartre fut mon maître, mon maître à penser ; c’est lui qui – je n’hésite pas à le dire – m’a fait ce que je suis »), ne tarissaient pas d'éloges à son sujet, d'autres, comme Daniel PALMER (« Pendant des années, j’ai fait ce rêve cauchemardesque : j’étais devant une copie blanche et je séchais totalement sur un sujet de Psycho qui n’avait aucun rapport avec le cours de Sartre ») ou Pierre LE ROY, critiquaient cet original qui ne suivait pas le programme et les avait envoyés assez démunis passer le baccalauréat... « Sartre demande aux élèves d'étudier leurs manuels à la maison. En classe, ils doivent venir, comme lui, mains vides et cervelle ouverte. Il leur parle peu de morale et de métaphysique, pourtant au programme, mais beaucoup de psychopathologie et de logique ». Il ne souhaite pas que l’enseignement soit un enchaînement machinal de connaissances, mais être plutôt un éveilleur des consciences. L’Inspection souligne chez lui « le zèle, l’originalité, la vigueur intellectuelle peu commune, les dons remarquables, les services de premier ordre, augurant du plus bel avenir »...

« Sartre laissait apparaître de temps en temps une espèce de passion assez froide, derrière laquelle on devinait un monde. Les élèves le sentaient et avaient envie de pénétrer dans ce monde qui leur paraissait à la fois mystérieux et fascinant. Et la question, c'était d'être accueilli dans ce monde. Alors Sartre, qui était bienveillant avec tout le monde, n'accueillait que quelques rares élus, dont il sentait qu'ils pouvaient faire partie de ce monde. Et dans la mesure où on n'était pas ses élus, on risquait d'être rien. […] C'était un risque dont certains souffraient » (Albert PALLE, un des tout premiers élèves, un des « élus », futur journaliste et écrivain, prix Théophraste Renaudot 1959).

À propos de ces premiers élèves, Sartre écrira : « Eux avaient dix-huit, dix-neuf ans. Je les aimais bien ; je n'aimais pas tellement les premiers de la classe, les tout premiers, mais je m'intéressais à ceux qui avaient des idées ; ils étaient souvent un peu différents des premiers, ils avaient une réflexion qui commençait ». Simone de Beauvoir raconte, dans « La Force de l'âge » : « Il aimait bien ses élèves, et enseigner ; mais il détestait avoir des rapports avec un directeur, un censeur, des collègues, des parents d'élèves, l'horreur que lui inspiraient les « salauds » n'était pas seulement un thème littéraire : ce monde bourgeois dont il se sentait prisonnier l'oppressait ».

Dès la fin de cette première année scolaire, le 12 juillet 1931, Sartre est chargé, ainsi que le voulait la tradition de ce lycée, en tant que plus jeune professeur de l'établissement, de prononcer, vêtu d’une toge noire à jabot avec l’épitoge jaune des littéraires ornée de trois rangs d’hermine (signe distinctif des agrégés), le discours inaugural (« le discours d’usage ») de la distribution des prix. Ce jeune homme dont on dit, en ville, qu’il est particulièrement brillant, qui fait l’objet d’appréciations élogieuses de sa hiérarchie, va, à la surprise générale, livrer un vibrant plaidoyer (voir annexe n°1) en faveur du cinéma, invitant les élèves à fréquenter les salles obscures… Dans la salle, les notables sont furieux. Certains toussent, d'autres, « scandalisés par cette provocante apologie » (Vincent PINEL), quittent la salle : le cinéma est alors considéré comme un produit de misère et de perdition, « un divertissement d’ilotes » selon Georges DUHAMEL (un, ou une, ilote est une personne asservie, réduite à la misère et à l’ignorance), et « Le Petit Havre » vient de publier une série d’articles sur le rôle néfaste du cinéma sur la jeunesse. L’année suivante, Sartre fera une brève apparition à cette même cérémonie, visiblement éméché, titubant, soutenu par deux collègues, avant de rapidement disparaître. On raconte qu’on l’a vu, la veille au soir, fêter avec certains de ses élèves leur succès au baccalauréat dans un lupanar de la ville.

En dehors du quartier de la gare où il loge, en dehors du lycée où il enseigne, quand il ne rejoint pas Paris, Sartre fréquente les lieux animés du Havre du début des années 1930 : la plage, les cafés, les restaurants, la « Brasserie Paillette », les quartiers chauds, le square Saint-Roch (nommé Jean-Jaurès à cette époque). Il écrira à Simone de Beauvoir, le 9 octobre 1931 : « Ensuite, le cœur léger, j'ai été voir un arbre. Pour cela il suffit de pousser la grille d'un beau square sur l'avenue Foch et de choisir sa victime et sa chaise. Puis de contempler. […] Il était très beau et je n'ai pas crainte de mettre ici ces deux renseignements précieux pour ma biographie : c'est à Burgos que j'ai compris ce qu'est une cathédrale et au Havre ce que c'était qu'un arbre. Malheureusement, je ne sais pas trop quel arbre c'était ».

Le Havre n'est certes pas l'Asie dont rêvait Sartre, mais n'est pas bien loin de Rouen, où Simone de Beauvoir est nommée au lycée Jeanne-d'Arc, en 1932. Elle rejoint fréquemment Sartre au Havre, qu'elle préfère à Rouen : « C'est que Le Havre était un grand port ; des gens venus d'un peu partout s'y mélangeaient ; on y brassait de grosses affaires selon des méthodes modernes ; on y vivait au présent au lieu de s'incruster dans les ombres du passé ». Elle écrira encore : « Nous nous retrouvions d'ordinaire au Havre qui nous paraissait plus gai que Rouen. J'aimais les vieux bassins, les quais bordés de boîtes à matelots et d'hôtels borgnes, les maisons étroites coiffées de toits d'ardoises qui leur tombaient jusqu'aux yeux ; une des façades était du haut en bas couverte d'écailles. La plus jolie rue du quartier, c'était la rue des Galions dont au soir les enseignes multicolores s'allumaient : Le Chat Noir, La Lanterne Rouge, Le Moulin Rose, L'Étoile Violette ; tous les Havrais la connaissaient : entre les bordels gardés par de robustes maquerelles s'ouvrait le restaurant réputé de la Grosse Tonne ; nous allions de temps en temps y manger la sole normande et le soufflé au calvados ». Le couple fréquente également le café « Guillaume Tell » et y déjeune régulièrement : « Nous passions des heures au café Guillaume Tell où souvent Sartre s'installait pour écrire ; il était spacieux, confortable avec ses banquettes en peluche rouge, ses baies vitrées ». L’auteur va prendre au Havre une habitude qui ne le quittera plus : celle d’écrire dans les lieux publics.

« La Grosse Tonne », 11 rue de la Gaffe. Collection personnelle.
Le « Grand Café Guillaume Tell », à l’angle de la place de l’Hôtel-de-Ville et du boulevard Foch
Jean-Paul Sartre, sur une photo de classe, au milieu de ses élèves

Au « Guillaume Tell », Sartre emmène aussi certains élèves pour jouer au ping-pong, ou bien encore au « Café de la Grande Poste », 104 boulevard de Strasbourg. Parfois, c'est au cinéma « Kursaal », rue de Paris... Il les affronte, salle Charles Porta, sur les rings de boxe, un sport qu’il a commencé à pratiquer à l’École Normale Supérieure, parfois à ses dépens… Ces élèves l’accompagnent à la plage pour pique-niquer, nager, vont assister à ses séances à la Bibliothèque municipale ou à ses conférences de littérature à la « Lyre Havraise »...

En tant que professeur de philosophie, il est chargé, entre novembre 1931 et janvier 1932, d'assurer un des cycles de « Conférences d'enseignement supérieur » publiques et gratuites, instituées et financées par la ville du Havre depuis 1920, puis d'un autre cycle pendant l'hiver suivant. Il est bien sûr examinateur au baccalauréat, et on rapporte à ce sujet une anecdote assez révélatrice (voir annexe n°2).

Sartre va quitter le lycée du Havre le temps de l'année scolaire 1933-1934. Il part en Allemagne, et va notamment étudier la « phénoménologie de Husserl » à l'Institut français de Berlin. Il y succède à Raymond Aron, qui vient d’y passer trois ans et qui va venir le remplacer au Havre, où il passera une année « sans ennui ».

À la rentrée de 1934, Sartre revient au Havre sans enthousiasme. À cette époque, ses manuscrits sont refusés par les éditeurs... Il sera muté à la rentrée 1936 à l'École Normale d'Instituteurs de Laon, dans l'Aisne (ce qu'il considérera comme une disgrâce), puis, en 1937, au lycée Pasteur de Neuilly-sur-Seine.

Que restera-t-il de lui au Havre ? Un souvenir, bon ou mauvais, pour ses collègues, ses élèves et leurs parents... Et puis un roman, « La Nausée », le premier qu'il publiera, en 1938 et dans lequel il est difficile de ne pas reconnaître Le Havre dans la description de Bouville, cité où se déroule l'action. « C’était dimanche ; encaissée entre la balustrade et les grilles des chalets de plaisance, la foule s’écoulait à petits flots, pour s’aller perdre en mille ruisseaux derrière le grand hôtel de la Compagnie Transatlantique. Que d’enfants ! Enfants en voiture, dans les bras, à la main ou marchant par deux, par trois, devant leurs parents, d’un air gourmé. Tous ces visages, je les avais vus, peu d’heures auparavant, presque triomphants, dans la jeunesse d’un matin de dimanche. À présent, ruisselants de soleil, ils n’exprimaient plus rien que le calme, la détente, une espèce d’obstination ».

Mobilisé en 1939, fait prisonnier en 1940, libéré en 1941, créateur avec Simone de Beauvoir et quelques amis d’un mouvement de Résistance, il se rendra ultérieurement célèbre par son œuvre littéraire et philosophique prolifique, le situant clairement dans le courant existentialiste, qui l’amènera à être nommé Prix Nobel de Littérature en 1964, prix qu’il refusera pour rester fidèle à sa philosophie de refus des honneurs, mais aussi par son engagement politique : naturellement anarchisant dans ses jeunes années, il sera proche du Parti communiste français dans l’après-guerre, avant de se rapprocher de mouvements « gauchistes », et notamment du maoïsme…

Depuis 1980, année de sa mort à presque 75 ans, la rue Ancelot, où se situe l’entrée principale du lycée François-1er, a été rebaptisée rue Jean-Paul-Sartre.

Le boulevard Maritime, baptisé à ce niveau du nom de Clemenceau, avec l’hôtel Frascati, sans doute le grand hôtel de la Compagnie Transatlantique, ainsi que décrits par Sartre dans son Bouville. (Collection personnelle).

Écrit par : Jean-Michel Cousin

Le 27/06/2022