Jean, François GIUSTINIANI

dit « Giusti » ou « Monsieur Jean »

21/05/1914 Le Havre – 5/08/2008 Montivilliers

Élève lycée de garçons (1924-1933)

Membre de l’Association dès 1933

Professeur d’anglais au lycée de garçons devenu François 1er (1943 – 1974)

Fondateur du Ciné-club du lycée


Extrait d’une photo de classe année scolaire 1949-1950

Jean Giustiniani, d’origine corse comme son nom le suggère, naît dans une famille modeste. Sa mère est couturière, son père meurt accidentellement alors qu’il n’a que 16 ans. C’est un bon élève dans notre lycée qu’il a intègré en 7ème (CM2), en provenance, selon sa « fiche élève », du lycée de Metz (Moselle). Au lycée du Havre, les enfants de familles modestes sont plutôt rares à cette époque, et « un ordre sans familiarité sépare le maître des élèves » (Philippe Lançon). Il vit alors au 37 rue Henry Génestal.

Ces origines et la mort de son père constituent peut-être un terreau favorable à l’irruption dans sa vie d’un professeur de philosophie comme Jean-Paul SARTRE. « Je verrai toujours le petit père Sartre, pipe à la main et nous disant : "Messieurs, vous pouvez fumer !" On n'avait jamais vu un hurluberlu comme ça. La bourgeoisie a tout de suite senti le danger ! ». Jean Giustiniani ajoutera : « Il nous traitait d'égal à égal. Pas comme des potaches, tu vois ce que je veux dire, mais comme des êtres humains : ce n'était pas le prof du haut de sa chaire qui versait sa bouteille de science sur nos cerveaux rétrécis. Mais nous n'avons été que quelques-uns à le suivre ».

Jean Giustiniani va redoubler sa « philo » avec joie, car il pourra suivre pendant une deuxième année les cours de Jean-Paul SARTRE. Le professeur fumait la pipe pendant ses cours et Giustiniani va prendre cette habitude… Un jour, Sartre propose à quelques élèves de le suivre dans une salle de boxe, la salle Charles Porta : « Il avait besoin de sparring-partners. Il était trapu, costaud. Quand il enlevait ses lunettes, il devenait terrible. La première fois que je me suis battu contre lui, je suis rentré meurtri ». La mère de Jean Giustiniani lui demande : « Qui t'a fait ça ? ». Il répond : « Le professeur de philosophie ». Elle va trouver Sartre à la sortie du lycée et lui dit : « Monsieur, vous croyez que je mets mon fils au lycée pour qu'il se fasse démolir le portrait par son professeur de philosophie ? ». Le lendemain, Sartre commente en souriant à son élève : « Elle n'est pas marrante, ta mère. J'ai cru qu'elle allait me mettre une baffe ». « Il nous traitait comme des êtres humains, d’égal à égal. C’était rare à cette époque entre maîtres et élèves. Il dérangeait, il fallait l’assommer » dira-t-il encore.

Autre révélation qui va influencer la vie de Jean Giustiniani : Sartre lui fait découvrir le cinéma. « Fantastique ! À cette époque-là, les parents empêchaient les enfants d’aller au cinéma, lieu de perdition. Et lui nous disait que c’était l’art qui nous ferait découvrir le monde ».

Puis, Jean Giustiniani, baccalauréat en poche, va quitter Le Havre pour suivre les études qui vont l’amener à devenir professeur d’anglais, matière qu’il va revenir enseigner au lycée de garçons du Havre où il fera toute sa carrière (de 1943 à 1976), et dans lequel il habitera avec sa famille pendant une dizaine d'années, avant de vivre au 17 avenue Foch.

« Giusti », comme le surnommaient ses élèves, va être un enseignant assez peu conventionnel. Était-ce une leçon retenue de son maître de philosophie ? Toujours est-il qu’il ne suivait pas le programme de façon bien scrupuleuse, et qu’on discutait beaucoup pendant ses cours, pas toujours en anglais. Il était souvent en quête d’un petit canif pour resserrer les vis de ses branches de lunettes… Il donnait parallèlement des cours ailleurs qu’au lycée, par exemple à l’École supérieure de Commerce et à l’École de la Marine marchande où il apprenait aux étudiants l’anglais technique de leur future profession.

Il ne cachait pas son engagement politique et, même s’il se défendait d’appartenir au Parti communiste (il semble toutefois y avoir milité de 1947 à 1953), il en était un sympathisant, présidant au Havre l’Association France – URSS.

En 1954

Et puis, une passion qui ne se démentira pas : dès octobre 1948, Jean Giustiniani va créer le « Ciné-club du Lycée », d’après lui le premier ciné-club de France. Pour cela est aménagée, au troisième étage de l’aile est, une salle étroite, mal ventilée, construite sur l’espace de deux ou trois salles de classe. Une cloison a été élevée le long des fenêtres donnant sur la cour de récréation pour créer un lieu obscur. Une cabine de projection de bonne taille est installée à l’extrémité sud de la salle ; elle va bientôt recevoir un projecteur « Debrie MS24 » 16 mm tout neuf puis, quelques années plus tard, un second permettant la continuité du programme sans changement de bobine. Une douzaine de bancs de bois permet d’accueillir 160 spectateurs. Pour animer ce ciné-club, Jean Giustiniani (« Monsieur Jean » semble-t-il dans ces lieux), est assisté de quelques collègues jouant les opérateurs : Messieurs ROBILLARD (professeur de physique-chimie), Jean ISAAC (instituteur d’une 7ème du « Petit Lycée » [CM2]), PIERRE, BOURLET, ABHERVÉ (professeur d’éducation physique), et même le proviseur Jean MALRIEU (en poste de 1948 à 1957). La qualité sonore et visuelle reste malgré tout assez pauvre, et si les copies prêtées par l’Office régional du cinéma des « Œuvres laïques de Caen » permettent une programmation hebdomadaire, elles ne sont pas toujours de grande qualité.

Jean Giustiniani dans la cabine de projection du ciné-club du lycée.
Photo : collection Alain Giustiniani.

Vincent PINEL, un élève du début des années 1950, qui deviendra plus tard conservateur des films à la Cinémathèque française, écrira : « Nous étions à l’articulation des années quarante et cinquante. La télévision était à ses premiers balbutiements et ne diffusait pas encore de films. Les reprises de grands classiques étaient rares, pour ne pas dire inexistantes, sinon dans quelques ciné-clubs à l’activité souvent sporadique et à la Cinémathèque française qui du fond de notre province semblait bien lointaine ». De plus, la guerre a détruit un certain nombre de cinémas du Havre, dont la reconstruction se fera encore attendre. À partir de janvier 1951, le ciné-club s’ouvrira en soirée, d’abord au personnel du lycée (professeurs et agents), puis à un public plus large (parents d’élèves, cinéphiles…) et ce, semble-t-il, jusqu’aux années 1970.

En mars 1956, Jean Giustiniani crée un bulletin : « Ciné Lycée », qui disparaîtra en 1963 ; les rédacteurs sont des enseignants, mais aussi des élèves, notamment Vincent PINEL et Patrice GÉLARD. C’est grâce à la caisse du ciné-club, à l’aide de quelques copains, mais aussi au matériel de prise de vue que prêta le pharmacien Marc DAUFRESNE, que ces mêmes Vincent Pinel et Patrice GÉLARD réalisèrent en 1956 « Le Château sous la Pluie » (un « storyboard » de Pinel à partir d’un poème et de gouaches de Gélard)…

En septembre 1957, Vincent Pinel et Patrice GÉLARD sont à l’origine de la création de l’association « Jeune Cinéma », puis, en 1960 du « Club des Amis du Film », émanation de la « Fédération des œuvres laïques », qui sera animé par Jean Giustiniani.

En fait, le « Ciné-club du Lycée » et « Jeune Cinéma », unis à un autre ciné-club, « Cinéma du Jeudi » plus spécialement tourné vers les enfants, seront à l’origine de l’unité « Cinéma » de la Maison de la Culture du Havre (dont Jean Giustiniani sera un membre fondateur), fondée en 1965 sous la présidence de Marc NETTER, qui aura Vincent Pinel comme adjoint et Jean Giustiniani comme administrateur.

Jean Giustiniani avec Patrice GÉLARD (assis) et Vincent Pinel (debout en veston clair). Les débuts de « Jeune Cinéma ».
Photo : collection Alain Giustiniani.

Par ailleurs encore, Jean Giustiniani sera chargé, par la Municipalité communiste du Havre, de la traduction des discours lors de la réception d'hôtes anglophones. Il sera également un élément clé des échanges entre Le Havre et Southampton et du jumelage avec Leningrad, président des Œuvres laïques, et responsable de la troupe Paul-Émile Victor des « Éclaireurs de France » (mouvement de scoutisme laïque), s’investira dans la création de la MJC (« Maison des jeunes et de la culture »). Il refusera la Légion d’Honneur, par fidélité à Sartre qui avait refusé le prix Nobel de littérature par mépris des honneurs...

Marié à Émilienne, Jean Giustiniani avait deux fils, Philippe, devenu psychiatre, né en 1942, décédé en 2019, et Alain, né en 1945, qui a fait une carrière de publicitaire, qui furent tous deux élèves de notre lycée. Il avait six petits-enfants.

Jean Giustiniani meurt à l’âge de 94 ans.

Un merci tout particulier à Alain Giustiniani pour les précisions qu'il a bien voulu nous apporter et les photos qu’il nous a autorisé à publier.

Sources :


Écrit par : Jean-Michel Cousin

Le 11/07/2022